A mon âge, se souvenir des années passées c’est comme naviguer dans la brume sous un soleil timide. De temps à autre, des éclaircies permettent aux images de prendre forme et clarté.
Ceci me fait revenir cinq décennies en arrière quand j’étais en classe de philo. Je me souviens, avec amertume et plaisir confondus, des discours de mon professeur de littérature française, des discours éloquents sur les hommes de lettres classiques. C’était le duel interminable entre deux grands écrivains du dix-septième siècle: Corneille et Racine.
Le premier est austère, rigide, dogmatique, et misant sur les règles “chevaleresques” pour attirer ses auditeurs. Le deuxième dépeint les humains comme des êtres subissant leur passion et contraints à la punition mais pouvant accéder au purgatoire. Cette dichotomie est très bien décrite par les écrivains modernes : Le silence contre la parole! Le premier est consumé à feu doux, pénible certes, mais sauvant l’honneur. La deuxième est troublante mais son issue est presque toujours fatale.
Sous l’impulsion de mon cousin et ami Adel, que je partage avec lui l`admiration des anciennes civilisations, je me plais à revisiter l’âme chagrinée de Phèdre la mythique.
Cette figure de proue constitue, sans doute, le chef-d’œuvre de Racine. Il a su disséquer cette femme vouée à un sort tragique.
Phèdre est son prénom, c`est à dire la “brillante”. Ceci fait référence au dieu Soleil. Elle est la fille de Minos roi de la Crète et époux de Pasiphaé laquelle est follement amoureuse d’un taureau blanc envoyé par Poséidon en signe de vengeance envers son mari Thésée, le célèbre tueur du minotaure. C`est Dédale, le génie des instruments, qui construit une vache en bois et qu’il laisse délibérément dans le pré. Pasiphaé y entre et le taureau blanc la monte; c`est ainsi que le minotaure est né. Phèdre est donc la demi-sœur du monstre. Son destin se trouve étrangement lié à cette difformité conçue par l`Olympe! Le sortilège est depuis longtemps prononcé et la fin de l’histoire doit être théâtrale. Un autre fait fascinant est notable : Ariane, celle du « fil », et propre sœur de Phèdre, concourt, elle aussi, à sa perte parce que Thésée lui a promis le mariage mais manque fatalement à sa promesse. Plus tard, Thésée se lie avec Antiopé l’amazone, et engendre le beau Hippolyte qui connaît, lui aussi, le malheur: il dédaigne l’amour d`Aphrodite et préfère celui d’Artémis. Aphrodite est prête à le punir. Elle jette la flamme de la passion interdite dans le cœur de Phèdre qui, à la vue du fils de Thésée, sombre dans le désir noir. Prenant son cœur dans la main, elle parle (voir parole contre le silence) et avoue ses sentiments. Hippolyte refuse cette liaison qui, inéluctablement, battra de l’aile. Choquée à fond, Phèdre chuchote à son mari qu’Hippolyte voulait abuser d’elle. Cette calomnie, crue par son mari, va déchaîner les terreurs des dieux. A contrecœur, Thésée l’impitoyable implore Poséidon à offrir à son fils une mort digne des profanes. Hippolyte trouve la mort sur les roches au bord de la mer, son char réduit en mille pièces. Un monstre effraie ses chevaux courant à l`aveugle. En apprenant sa mort, Phèdre, totalement affaiblie offre son cou à la corde.
De nos jours, ce qui est décrit comme un inceste ne l’est pas dans les civilisations antérieures. Chez les anciens égyptiens, le mariage entre le frère et la sœur ou entre le père et sa fille était une pratique courante dans les dynasties pharaoniques. La mariée portait le titre de grande épouse royale (hemet nesout ouret). C’est elle qui mettait au monde les héritiers du trône. C’est le cas de Shou et Tefint, Geb et Nout, Osiris et Isis, Seth et Nephtys.
Ahmosis 1er épouse sa sœur Néfertari et Djédefrê sa demi-sœur Hétep-Hérès. Akhénaton, Ramsès II et Ramsès III s`accouplent avec une ou plusieurs de leurs filles. Les relations incestueuses ont été citées dans la culture mésopotamique. Elles n’ont jamais été bannies par les dieux. Il reste que la plus grande similitude avec notre Phèdre se trouve dans la personne de Zoulikha épouse de Putiphar. La bible relate le fait en quelques lignes dans la Genèse. Zoulikha, la femme du pharaon tombe amoureuse de Joseph fils de Jacob qui la rejette en laissant les bribes de sa chemise dans les mains de l’amoureuse. L’histoire est détaillée dans le Coran : le mari est El-Aziz (le cher ou le vénéré). Le nom de sa femme n`est pas cité. Elle est éprise de Youssef (Joseph) qui la refuse. Elle l’accuse d’abus sexuel devant son mari, qui, pour connaître la véracité de l`accusation, réclame la chemise de Youssef. L’épreuve de son innocence est là: son habit est déchiré du dos. Cette scène est totalement décrite dans un manuscrit apocryphe juif de la bible avec aussi les femmes qui se sont coupées les doigts à la vue de Joseph, ce qui justifie le sentiment ardent de la passionnée. Dans d`autres écritures apocryphes, la liaison charnelle est consumée. En tout cas, la coupable n’a jamais été punie comme si le pêché est d`ordre divin pardonnable.
Phèdre, la malheureuse, la bien-aimée, la coupable et l`innocente en même temps n’a pas « le libre- choix ». L’on ne doit absolument pas questionner sa conscience. Son cœur est fautif.
Faut-il prononcer le verdict contre cette passion incontrôlable? Faut-il l’accabler du fardeau de Sisyphe? Faut-il lui déchirer le foie comme Prométhée? D’ailleurs, la sentence tombe honorablement : elle se pend. Elle ne laisse son sort ni aux profanes, ni aux immortels. Elle est morte pure et libre. Mon cher Racine avait raison: l`amour a deux faces : la haine ou la passion.
NB : le titre est emprunté incorrectement de la pièce de Jean Cocteau “ L’aigle à deux têtes” qui décrit l’amour tu par le héros pour la reine qu’il veut exécuter et qui ressemble étrangement au roi défunt.
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