Récemment, un certain accro du web avait fustigé le site Assanabel pour son infertilité littéraire, jugeant le nombre restreint à “quelques auteurs”, comme signe de prosaïsme. Naturellement, étant l’un des admirateurs du site, je prends le côté de la défense dans cet accrochage. À la requête de mon cousin et cher ami Adel et moi-même, Bassam le fils, programmateur en informatique, nous avait, il y a quelques mois, accordé à notre souhait, une page électronique. Depuis, nous avons publié plusieurs textes littéraires dans des domaines hétéroclites: histoire, mythologie, autobiographie, humanisme…Notre genre d’écriture impose un style épineux, énigmatique, quelques fois impénétrable et sibyllin.
Se communiquer de cette façon, exige une culture copieuse dans l’orbite des sciences anthropologiques, c’est- à- dire, une richesse intarissable dans tout ce qui touche à l’homme. Evidemment, l’expression est éloquente, écourtée, et taillée à l’emporte-pièce. Elle peut être poétique, mélodieuse et pleine de chaleur humaine. L’essentiel est ce qu’elle soit ciselée à la manière de Rodin. En effet, le fameux sculpteur, questionné sur son art, avait dit : “Celui qui ajoute du vert au printemps, des roses à l’automne, du pourpre à des jeunes lèvres, crée de la laideur parce qu’il ment.”
Le mot de mon titre possède plusieurs sens: mouvement de ce qui coule, qualité d’un discours fluide, valeur intégrale liée à la densité d’un flux de particules en fonction d’un temps mesuré. En littérature, il s’agit d’une manière de parler facile, style plein d’aisance. Le terme fluence me fait revenir des dizaines d’années en arrière quand j’étais sur les bancs de la faculté de médecine. J’étais en face d’une nouvelle séméiologie du système nerveux central : l’aphasie. J’avoue que la linguistique m’avait aiguillonnée dans mon choix de spécialité. J’étais neurologue à l’âge de trente ans. Quelques années plus tard, je donnais des cours de neurologie à l’université Libanaise. L’aphasie est un trouble du langage spécifique aux atteintes des deux cortex cérébraux frontal et temporal. Le mérite d’un certain Broca, pionnier de la médicine au dix-neuvième siècle est inoubliable. C’est lui qui avait trouvé la liaison entre la parole et la topographie hémisphérique gauche. Son malade, comme celui de Pasteur, est passé à la postérité. Il se nommait M. Leborgne. C’était un soldat français de la guerre franco-prussienne touché à la tête. Son élocution se limitait à “tan” d’une manière itérative. À la même période, Carl Wernicke, un médecin allemand, découvrait une autre zone temporale gauche du cerveau responsable de la compréhension auditive du parler.
La lésion de ce cortex induit ce qu’on appelle une aphasie sensitive “fluente” contre l’aphasie motrice de Broca. Cette approche” scientifique” me permet de transposer la fluence dans son cadre littéraire généralisé. La schématisation est pardonnable malgré l’invraisemblance extrême du sujet. La fluence verbale est proche d’une logorrhée avec jargonophasie (langage dont les mots sont remplacés par des phonèmes incompréhensibles). Le malade est capable d’écrire ou de dire des suites syntaxiques à l’instar de la poésie surréaliste! Je donne un exemple :”J’ai été particulièrement touché de découvrir l’autel qui a été édifié en l’honneur de ma rhétorique idiolecte (style personnel du langage). Je suis content de voir que cette logorrhée parfois incoercible et inénarrable est appréciée à sa juste valeur et que je n’ai pas affaire à d’ingrats philistins…Pardonnez ma logorrhée compulsive et incoercible… une véritable logomachie!”. Il s’agit bien d’un bavardage. Trop de mots dits pour rien dire! A quoi servir un barrage d’eau infecte alors que quelques gouttes saines peuvent étancher la soif! A quoi servir mille roses alors qu’une seule suffit à déclarer un amour! Pourquoi utiliser beaucoup de mots consciencieux pour honorer un badaud honorable! N’est-il pas logique, acceptable, et peut-être plus touchant, de nommer les choses par leurs propres noms!” Je suis triste” est la phrase la plus appropriée, la plus sincère, la plus directe à décrire mon état d’âme chagrinée! N’importe quel ajout ne fait qu’hypertrophier une image mensongère. Dans ce sens je me réfère à André Gide qui brille dans la citation suivante: “C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature.”
La rhétorique est empruntée au grec ancien (rhêtorikê tekhnê ) qui signifie “technique, art oratoire”. Selon Ruth Amossy, “elle peut être considérée comme une théorie de la parole efficace liée à une pratique oratoire”. Son évolution au cours des temps aboutit à deux conceptions: la rhétorique persuasive et la rhétorique de l’éloquence. Par la suite elle s’est progressivement restreinte à la stylistique (étude scientifique des procédés du style). Je cite seulement quelques personnalités historiques comme cas de figure : le stoïcien grec Démosthène, les romains Cicéron et Quintilien. Paul Ricoeur avait dit: “l’histoire de la rhétorique, c’est l’histoire de la peau de chagrin”. Le monde littéraire européen a l’audace de déclarer que la rhétorique est un héritage gréco-romain exclusif. Nombre d’auteurs modernes n’approuvent pas totalement ce concept. La preuve se trouve dans l’Empire du Milieu, en Afrique, en Australie, en Egypte, en Arabie, en Inde (kavya)…Pratiquement, il s’agit d’un art cosmopolite. Dans la Grèce antique, Polymnie, déesse des chants nuptiaux, muse du deuil et de pantomime, incarnait la rhétorique. La musique est, elle-même, une transposition savante des principes rhétoriques. Il est généralement admis que la plus belle parole est celle qui se chante et le plus éloquent des discours est celui qui est concis! Polymnie est connue sous le nom « d’Eloquentia ». Elle apparaît, vêtue de blanc et couronnée de fleurs, dans nos contes féériques submergée par la musique mélodieuse. Elle tient dans la main gauche un rouleau sur lequel est écrit le mot latin «suadere » (persuader) et les noms de Démosthène et Cicéron. La rhétorique est l’arme redoutable de l’orateur pour faire valoir une cause politique ou éreinter un adversaire. L’Agora grecque et le Senatus romain nous rappellent les grands débats lors des grandes tensions politiques.
Chez les anciens arabes de l’aire pré-islamique, la rhétorique était synonyme de brachylogie. Nombre d’orateurs, de poètes, et de personnes lettrées nous sont connus. Parmi eux, Aktham Ibn Saïfi, était probablement le plus légendaire. Il était chef de la tribu Tamim, la plus grande et la plus puissante lignée de l’ancienne Arabie. Il était sage, “philosophe”, orateur et une tête militaire. Seul Ibn Al-Rawandi lui avait rendu sa juste valeur dans la citation suivante:” l’élégance de l’élocution de Aktham est meilleure que celle du Coran”. Pour les Arabes, le livre sacré constituait et constitue toujours le meilleur amendement de la rhétorique historique ce qui est largement vrai. En fait le langage du Coran est le plus évanescent, le plus dense, le plus fugace et le plus précis. En dépit de son “austérité” élocutoire, une certaine musique s’échappe avec force et insistance. Dans plusieurs versets, le Coran est rimé à la manière de la poésie de l’anté-islam. Le contenu dévotieux est peu alléchant. Par contre, les mots sont épatants.
A mon avis, le style fluent chargé de trop d’émotion, de tendresse, d’aperception, me fait cavaler vers la platitude et la stéréotypie. Quelques fois, je suis intransigeant, désinvolte, nageant contre le courant. C’est ici que mon ami Adel intervient pour tempérer mon attitude jusqu’au-boutiste. Il m’a toujours expliqué que le style est trop personnel pour qu’on puisse le blâmer. Il est justifiable d’écouter ou de lire ce que l’on n’apprécie pas. Dans ce cas, il faut savoir se taire et passer à une autre page.
La fluence est un principe physique qui trouve beaucoup d’applications en science. Il sera un casse-gueule si on l’adapte à la littérature de manière abusive. Alléger et amortir l’écriture, ça relève de l’ingéniosité.
Je termine avec la citation suivante de Démosthène, qui justifie la modération de mon cher cousin Adel : “La moindre force, de quelque côté qu’on l’ajoute, fait pencher la balance.
صديقي الدكتور شوقي
جميلٌ قولك وصادقٌ ” إنها ثرثرة بالفعل أن يطلقَ المرءُ كثيرا من الكلمات لقليلٍ من المعنى، ما قيمة البحر الملوث من الماء، بينما القطراتُ القليلة والعذبة منه تروي العطشان وتطفىءُ حرارة َعطشه ” ناصرَك في القول، أيها الصديق، أمثالُ العرب : قليلُ الماء يروي من الظمأ وكثيرُه يتلفُ الأحشاء.
Je tiens moi aussi du côté de l’honorable Directeur de cette honorable revue qui nous épaule et nous offre ses pages pour s’exprimer en toute liberté.
.L’Art est noblesse.
Mon plus profond respect
Mayssoun